Après la décision du tribunal arbitral donnant raison à Bernard Tapie contre l'Etat, François Bayrou a dénoncé "la collusion entre Nicolas Sarkozy et Bernard Tapie". Interrogé dans Le Monde du 22 juillet, Bernard Tapie avait rétorqué : "Bayrou,
la seule chose qu'il sait faire, c'est répéter qu'il est un martyr, que
les médias et les puissances d'argent ne l'aiment pas, que tout le
monde est à mettre dans le même sac et qu'il se battra seul contre
tous. C'est la même posture populiste que Le Pen, sans les idées. Du Le
Pen propre".
Les insultes proférées par M. Tapie à mon encontre (on comprend bien
pourquoi) ne changeront rien aux dix affirmations suivantes, qui
permettront à chacun de se faire une opinion.
1) Si M. Tapie a
gain de cause, c'est le contribuable qui va payer. Le CDR (consortium
de réalisation), structure destinée à liquider les actifs douteux du
Crédit lyonnais, dont la quasi-totalité des activités ont cessé au 31
décembre 2006, n'a aucune autonomie financière. Son financement est
assuré par l'EPFR (établissement public de financement et de
restructuration), alimenté par les crédits budgétaires de l'Etat, donc
par le contribuable.
2) Il n'y a pas eu de décision de justice.
C'est une décision politique. La procédure d'arbitrage est une
procédure privée destinée au monde des affaires. Qand les intérêts de
l'Etat et du contribuable sont en jeu, c'est un principe absolu du
droit que l'arbitrage est interdit; seules les juridictions instaurées
par la loi sont compétentes.
3) Les principes de l'Etat de droit
sont foulés aux pieds. C'est par crainte de décisions de justice
défavorables à M.Tapie que le sommet de l'Etat a imposé une telle
procédure d'arbitrage, sans appel possible. La seule décision favorable
à M.Tapie a été cassée en des termes d'une dureté inhabituelle par la
Cour de cassation, plus haute juridiction de l'ordre judiciaire
français, réunie exceptionnellement en formation plénière, sous la
présidence de son premier président. Que l'Etat ait pu décider de
renoncer à un tel avantage juridique et moral est sans précédent. Il
faut noter qu'un autre principe général du droit est mis en cause : il
ne peut y avoir de justice que contradictoire, or M. Tapie a été
entendu, mais pas ses contradicteurs, ni Jean Peyrelevade qui a
redressé le Crédit lyonnais, ni Jean-Pierre Aubert, président du CDR,
jusqu'à la clôture de ses activités.
4) Dans la vente d'Adidas,
M. Tapie n'a pas été perdant, il a été gagnant. D'ailleurs, c'est
lui-même qui a fixé le prix de vente. Adidas a été acheté en 1990 avec
un prêt à court terme de 1,6milliard de francs, à échéance en 1992. A
cette date, l'entreprise mal gérée est en situation dramatique. Ne
pouvant assurer son échéance, M. Tapie, ancien et bientôt nouveau
ministre de la ville, décide alors de la vendre. Il cherche à en
obtenir 2 milliards de francs mais l'acheteur (Pentland), découvrant
l'étendue des dégâts, retire son offre. C'est alors que M. Tapie donne
mandat à la banque de vendre l'entreprise, pour une somme d'un peu plus
de 2 milliards de francs qu'il a lui-même fixée. Opération qui lui
rapportera au total, si l'on en croit une expertise et une ordonnance
judiciaire de l'époque, la somme de 200 millions de francs.
5)
L'Etat va prendre à sa charge les dettes de M. Tapie. Contrairement à
ce qui est répété en boucle, l'Etat ne va rien récupérer de ses
créances. C'est lui qui va payer pour les dettes du groupe Tapie,
totalement extérieures à l'affaire Adidas, et qui n'ont jamais été
honorées. En particulier, le groupe de M.Tapie a depuis des années des
millions de dettes fiscales et sociales vis-à-vis de l'Etat et de
l'Urssaf. "Qui paye ses dettes s'enrichit." Ici, c'est l'Etat qui paye les dettes de M. Tapie et celui-ci qui s'enrichit.
6)
285 millions d'euros, c'est l'équivalent de la totalité des salaires
annuels des 11000 postes d'enseignants supprimés cette année. C'est une
somme tellement astronomique que le citoyen ne peut pas s'en faire une
idée. Traduite en salaires d'enseignant, c'est plus de 11000 postes à
l'année. Si on y adjoint les intérêts, on atteint 400millions, cela
représente une somme suffisante pour effacer l'essentiel du déficit des
hôpitaux publics du pays.
7) 45millions pour "préjudice moral", c'est une insulte. A l'intérieur de cette addition, les 45 millions d'euros pour "préjudice moral"
(le mot ne manque pas de sel) sont une insulte pour le citoyen.
Quelques comparaisons pour en prendre la mesure : cette somme est
l'équivalent de 4000 années de travail au smic. Et l'indemnité moyenne
pour une veuve après la mort d'un conjoint victime de l'amiante est de
45000euros, soit mille fois moins.
8) Tout était fait pour que
l'affaire passe inaperçue. La décision d'arbitrage, dont le principe
avait été décidé en catimini, largement orientée à l'avance par des
montants d'indemnisation définis noir sur blanc, a été annoncée à un
moment bien choisi : le vendredi soir ouvrant le week-end du 14 juillet
à 17h30, pour que toutes les procédures soient entérinées avant le 15
août.
9) Pendant ce temps, on pressure les pauvres gens jusqu'au
dernier centime. On va supprimer les allocations aux chômeurs qui
refuseront un emploi trop éloigné de chez eux ou sous-payé. Je connais
une jeune femme qui a été contrainte de rembourser une année de RMI
parce qu'elle avait fait quelques heures de ménage sans les déclarer.
Les faibles sont sans défense, mais le pouvoir enrichit avec
complaisance ses affidés.
10) Le problème, ce n'est pas M. Tapie,
c'est l'Etat et ceux qui sont à sa tête. Il y a toujours eu, il y aura
toujours, des aventuriers qui se jouent des banques, du fisc, de la
loi. Mais en principe l'Etat est là pour faire respecter les règles de
droit et l'argent public. Ici, au contraire par le fait du prince,
parce qu'il s'agit de soutiens ou de complices dans un certain nombre
d'opérations politiques, passées, présentes ou à venir, l'Etat protège
et enrichit ceux qui se moquent de sa loi. Le message est clair : sous
ce régime, "qui n'est pas avec moi est contre moi", et qui est avec moi est protégé et peut sabler le champagne. L'affaire Tapie donne la mesure de l'abaissement de l'Etat.
Par François Bayrou, avec Le Monde